1. L'obtention des informations essentielles via une autorité : du principe à la réalité

En théorie, si l'éditeur pratiquant la rétention des informations essentielles est en position dominante, il est possible de demander à une autorité judiciaire ou administrative que l'éditeur fournisse ces informations en s'appuyant sur la théorie dite des facilités essentielles.

Mais les jurisprudences appliquant cette théorie sont rares et les autorités de régulation répugnent à intervenir avant que le mal ne soit fait. De plus, comme l'illustre le cas opposant Microsoft à la Commission Européenne, quand l'abus de position dominante est établi et l'obligation de fourniture actée, le débat est déporté sur ce que sont réellement ces fameuses « informations essentielles à l'interopérabilité », et sur ce qui est « équitable et non discrimatoire » en matière de fourniture de telles informations.

Ainsi, quand la Commission européenne ordonne à Microsoft de donner à ses concurrents un accès aux spécifications techniques des protocoles qu'elle utilise, pour que des logiciels serveurs indépendants soient capables de communiquer correctement avec son systême Windows, Microsoft saisi la CJCE dénonçant une expropriation. Puis en l'attente de la décision, elle fournit à la Commission des milliers de pages de documentation non pertinente, et réclame une indemnité au titre de brevets logiciels, et la non utilisation des spécifications décrites dans des logiciels libres, au nom du secret industriel.

Les protocoles n'étant pas protégés par la propriété industrielle, pas plus d'ailleurs que par le droit d'auteur, la Commission refuse de céder et menace régulièrement d'exiger les astreintes dues, sans que cela semble impressionner Microsoft. Toujours est-il que l'affaire a démarré il y a une dizaine d'années, et que les concurrents n'ont toujours pas obtenu les informations techniques demandées...


2. Vers un droit d'imposer une certification pour interopérer ?

En plus des revendications faites au titre de droits de propriété inexistants en droit européen, des revendications exagérées faites au nom de la sécurité informatique ou de la lutte contre la contrefaçon se multiplient également pour justifier la mise en place de nouveaux obstacles à la mise en oeuvre de l'interopérabilité. Un arrangement passé par Microsoft lors d'un procès anti-trust aux États-Unis l'illustre parfaitement :

J. No provision of this Final Judgment shall: (...) 2. Prevent Microsoft from conditioning any license of any API, Documentation or Communications Protocol related to anti-piracy systems, anti-virus technologies, license enforcement mechanisms, authentication/authorization security, or third party intellectual property protection mechanisms of any Microsoft product to any person or entity on the requirement that the licensee: (a) has no history of software counterfeiting or piracy or willful violation of intellectual property rights, (b) has a reasonable business need for the API, Documentation or Communications Protocol for a planned or shipping product, (c) meets reasonable, objective standards established by Microsoft for certifying the authenticity and viability of its business, (d) agrees to submit, at its own expense, any computer program using such APIs, Documentation or Communication Protocols to third-party verification, approved by Microsoft, to test for and ensure verification and compliance with Microsoft specifications for use of the API or interface, which specifications shall be related to proper operation and integrity of the systems and mechanisms identified in this paragraph.

En bref, dans cet accord Microsoft s'arroge le droit de conditionner l'accès aux informations essentielles à l'interopérabilité à des critères subjectifs sur la validité des demandeurs (notamment la viabilité de l'entreprise et la qualité de ses technologies), et la compétence de juger si ces critères sont satisfaits.

Un autre exemple d'une volonté de restreindre l'interopérabilité aux seuls logiciels certifiés “conformes” aux critères du dominant est la proposition de définition de l'interopérabilité, proposée par le rapporteur Christian Vanneste (UMP) pendant les débats sur le projet de loi DADVSI.

« Au sens du présent article, on entend par interopérabilité la capacité à lire une oeuvre sur un système conformément à l'état de l'art, dans la limite des droits accordés par les détenteurs des droits et qui maintient la protection de l'oeuvre dans des conditions d'efficacité, de robustesse et de conformité d'exécution équivalentes à celles assurées par le système originel ».

Dans les deux cas, les exceptions posées à l'obligation de fourniture des informations essentielles impose de passer des tests payants de conformité aux standards Microsoft pour pouvoir obtenir l'accès aux informations. L'aboutissement d'une telle démarche est l'informatique dite “de confiance” qui empêche dans les faits, par des moyens techniques, la mise en oeuvre de l'interopérabilité aux logiciels non certifiés.

Comme l'explique le rapport sur la sécurité des systêmes d'informations rédigé par le député Pierre Lasbordes, « l'émergence de cette informatique de confiance conduirait un nombre très limité de sociétés à imposer leur modèle de sécurité à la planète, en autorisant ou non, par la délivrance de certificats numériques, des applications à s'exécuter sur des PC donnés » ; ce qui pose, en plus des risques pour la vie privée et la sécurité nationale, d'évidents problèmes de libre concurrence.

Cette informatique déloyale plutôt que “de confiance” est malheureusement déjà une réalité. De plus en plus d'ordinateurs ne peuvent exécuter que le système d'exploitation avec lequel ils sont vendus, et seuls les pilotes de carte vidéo et les lecteurs certifiés pourront manipuler le contenu des DVD Haute Définition sur le prochain Windows.


NB : La définition proposée par le rapporteur Christian Vanneste (UMP) faite sur mesure pour l'informatique déloyale n'a heureusement pas été retenue. Mais le contenu de la loi finalement promulguée, la décision du Conseil constitutionnel associée, le décret du 30 janvier et l'avant-projet de décret relatif à l'autorité de régulation des MTP, montrent que l'idée d'une interopérabilité uniquement accessible par voie contractuelle, conditionnée in fine au bon vouloir du dominant, reste, en France, d'une actualité brûlante.